Eric Kroll ou l'au-delà du fétichisme

deux livres de photos érotiques d'Eric Kroll, Fetish girls et beauty parade

"Ma thérapeute dit que je fais des photos qui font rougir les gens parce que je suis resté au fond de moi-même un enfant. Elle dit que je désire attirer l'attention sur moi, parce qu'on m'a ignoré lorsque j'étais petit garçon. Elle dit que je désire être entendu, et que pour cette raison je crie avec mes photographies. J'ai eu peur qu'elle me guérisse et ne suis plus retourné chez elle." – Eric Kroll, Fetish Girls

Ce n'est pas tant d'un livre que je veux parler ici, mais d'un photographe : Eric Kroll. Et j'en parlerai à travers les deux ouvrages qu'il a édités chez Taschen : Eric Kroll's Fetish Girls et Beauty Parade. Le premier date de 1994, le second de 1997. Ces livres sont ses principales parutions. Il avait cependant déjà publié en 1977 Sex Objects, chez Addison House Danbury, un documentaire photographique sur les travailleuses du sexe à travers les États-Unis. Car Eric Kroll est américain, et Eric Kroll est d'abord un photographe de documentaires.

Photographie érotique et fétichiste par Eric Kroll

Eric Kroll, Beauty Parade, éditions Taschen, 1997

De la photo reportage à l'érotisme

Né en 1946 à New York, Eric Kroll travaille deux ans comme galeriste après des études d'anthropologie, puis comme journaliste-photographe. Il réalise ainsi des reportages photographiques pour des grands titres de la presse internationale Der Spiegel, Vogue ou encore Elle. C'est à cette époque qu'il publie Sex Objects, qui à ses dires fut un bide commercial, malgré une accusation – mensongère, précise-t-il, mais publicitairement prometteuse – de "pornographie". Au début des années 1980, Eric Kroll s'intéresse aux photographes oubliés. Il rencontre ainsi Bunny Yeager, qui lui fait découvrir des clichés de Betty Page, dont elle était l'une des photographes attitrés. C'est quelque temps plus tard qu'Eric Kroll se lance professionnellement dans l'image érotique. L'atelier dans lequel il s'installe se situe à côté de chez Annie Sprinkle, qui travaille dans l'industrie pornographique. Il se lie d'amitié avec elle, et lui emprunte tout un tas d'accessoires qu'il utilise pour ses photos. Il connaît alors ses premières publications érotiques, dans des magazines spécialisés comme High Heeled Women et Penthouse Forum. Au début, il utilise le pseudonyme d'Eric Aperture, craignant que cette activité ne gêne son travail avec les magazines plus "sérieux". "Mais entre les tirages pleine page de mes photos dans des revues fétichistes et les reproductions de la taille d'un timbre-poste dans des publications dites 'de prestige', mon cœur n'a pas balancé longtemps." (Eric Kroll, Beauty Parade)

Il réalise par ailleurs quelques films vidéo et, au début des années 2000, il publie deux volumes d'un ouvrage de photos intitulé : The Transformations of Gwen, chez NBM Publishing, ainsi qu'un catalogue d'exposition (Warhol : Dylan to Duchamp) en 2010. Parallèlement, Eric Kroll travaille aussi comme éditeur pour Taschen. Il s'y occupe notamment de la réédition complète, en deux volumes, de la revue Bizarre de John Willie, et y confectionne également le superbe ouvrage sur Bill Ward dont j'ai déjà parlé sur ce blog, ainsi qu'un autre du même gabarit sur Eric Stanton.

Eric Kroll, Fetish Girls, éditions Taschen, 1994

Par-delà le fétichisme

Stanton, Ward, Willie, mais aussi Irving Klaw et Elmers Batters : des maîtres classiques du fétichisme qui font incontestablement partie des aïeux de Kroll. Chez lui comme chez eux, l'érotisme est d'abord une affaire d'accessoires : talons hauts, bas, lingerie, mais aussi bâillons, latex, cuir, liens, godemichés. Car le fétichisme n'est jamais très loin du sadomasochisme. Eric Kroll ne s'intéresse guère à la nudité proprement dite, et encore moins à l'acte sexuel. La pornographie l'ennuie, qui répète à l'infini les mêmes clichés, les mêmes postures, et l'on trouve finalement assez peu de sexes exhibés dans son travail. Ce que ses images ont à dire, à montrer, c'est avant tout le fantasme.

femme ligotée et baillonnée par Eric kroll

Eric Kroll, Fetish Girls, éd. Taschen, 1994

Eric Kroll, Beauty Parade, éditions Taschen, 1997

Or le fantasme, c'est d'abord une construction, une mise en scène. Il est foncièrement cérébral. Et de fait, les photos de Kroll sont soigneusement composées, à peu à la manière de ce que fait Gilles Berquet par exemple, autre artiste du fétichisme. Il ne s'agit pas de donner à voir du sexe, il s'agit d'élaborer une situation qui éveille l'imaginaire du spectateur, qui l'attire, qui l'effraie, qui le gêne. "J'aimerais que celui qui regarde la photo ait l'impression d'avoir surpris malgré lui quelque chose qui vient de se produire, est en train de se produire ou est sur le point de se produire. Des images actives, pas passives. Cela fait des années que je ne m'intéresse plus aux 'jolies' images. J'ai toujours voulu faire des images dérangeantes." (Eric Kroll, Beauty Parade)

Eric Kroll, Fetish Girls, éditions Taschen, 1994

Eric Kroll, Beauty Parade, éditions Taschen, 1997

Mais au-delà de tout ça, il y a chez Kroll une particularité remarquable : c'est l'ironie. Il pousse tant à l'extrême ses mises en scène et l'usage des codes fétichistes, que cela s'élève au second degré pour ne plus pouvoir être tellement pris au sérieux. Non qu'il se moque de ses modèles ou les mette dans des situations compromettantes, bien au contraire. On sent chez lui un profond respect pour les femmes qu'il saisit sous son appareil. Et même lorsqu'elles sont "soumises", "humiliées" ou "dégradées", elles sont toujours les plus belles, les plus fortes. C'est bien plutôt semble-t-il de lui-même qu'il se moque, de ses fantasmes. Et d'ailleurs, il n'hésite pas à se mettre souvent en scène lui-même dans ses propres photos, dans des situations volontiers grotesques ou parodiques. Finalement, avec Kroll, c'est jusqu'au bout du fétichisme, et au-delà. Et c'est sans doute ce que je préfère en lui.