"Le Fétiche est une grammaire", par Gilles Berquet
Mais laissons là ces précautions conceptuelles liminaires : ce livre s'intitule Le Fétiche est une grammaire et constitue "la première monographie rétrospective" (dixit l'éditeur) du photographe français. Il a paru cet été aux éditions Loco.
Depuis la toute fin des années 1980, Gilles Berquet a déjà publié plusieurs ouvrages de photographie, notamment chez Jean-Pierre Faur éditeur. Des ouvrages dont certains sont désormais plutôt recherchés. Mais la particularité du livre dont je parle ici est précisément qu'il retrace l'ensemble du travail du photographe, depuis ses début en 1982 jusqu'à aujourd'hui. C'est donc l'objet parfait pour faire connaissance avec lui.
Du travail sans tache
Du point de vue matériel, rien à redire. Le livre est très bien fabriqué. Le format est confortable (20 x 28 cm), le papier de qualité, le rendu des reproductions est soigné (je crois que Gilles Berquet s'est lui-même déplacé chez l'imprimeur pour y collaborer) et la reliure solide (cahiers cousus, comme il se doit). Les éditions Loco sont en effet spécialisées dans le beau livre, et ça se voit.Du point de vue éditorial, l'ouvrage retrace le travail du photographe de manière chronologique. Il est découpé en deux parties, la première s'étendant des années 1980 à la fin des années 2000 : c'est la période exclusivement "argentique" de Gilles Berquet, celle où il travaille de manière traditionnelle, sur négatifs. Ici, les photos sont quasiment toutes en noir et blanc (de mémoire, on n'en trouve qu'une seule, parmi les plus anciennes d'ailleurs, en couleur).
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1989, planche-contact d'après négatifs |
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Autoportrait avec P, 2000, épreuve argentique d'après négatif |
La seconde partie s'étend de 2007 à aujourd'hui, avec l'introduction du numérique, qui se mêle parfois à l'argentique. Dès lors la couleur se fait plus fréquente, même si le noir et blanc reste bien présent.
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2007, impression jet d'encre d'après Ektachrome |
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Série Mirka photographe, Audra, 2015, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
Entre ces deux parties est introduit un texte de présentation (en français et en anglais) du travail de Gilles Berquet, rédigé par Michel Onfray. C'est à ce dernier que l'on doit le titre du livre : Le Fétiche est une grammaire, un titre que je trouve plutôt heureux.
À la fin de l'ouvrage, enfin, l'éditeur a placé toutes les légendes des photos reproduites, avec la date de chacune, le procédé utilisé, et le format du tirage. Ce n'est pas très pratique pour la consultation, mais ça a l'énorme avantage de laisser les photos parler d'elles-mêmes sur les pages, sans aucune mention qui viendrait parasiter leur effet visuel.
Des images fabriquées
« J'ai abordé la photographie comme un artiste peintre, avec la volonté de produire des images de l'esprit et non des reproductions de la réalité. Aussi, je n'ai pas l'impression de "prendre des photos" mais plutôt d'en fabriquer. » Cette citation de Gilles Berquet (merci Wikipédia) illustre parfaitement ce que l'on ressent en contemplant ses photos. Les images qu'il nous propose sont des constructions. Des constructions relativement dépouillées, certes, ou plus précisément épurées, mais il n'y a rien chez lui qui soit de l'ordre de la capture d'un instant de la vie "réelle". Il s'agit de véritables compositions, le plus souvent figées, où les lignes, les ombres et les lumières s'agencent pour former le tout de l'image.![]() |
1994, épreuve argentique d'après négatif |
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2008, épreuve argentique d'après négatif |
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Série Stars in my Studio, 2011, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
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Performance radiophonique, 2014, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
Fétichisme et esthétique de la distorsion
En contemplant les photos présentées dans ce livre, j'ai éprouvé quelque chose de singulièrement troublant. Quelque chose de diffus, assez difficile à définir, et pourtant très présent. Comme une contradiction, un antagonisme volontaire qui précisément fait l'identité de Gilles Berquet.Son travail s'inscrit clairement dans une tradition de la photographie érotique à tendance fétichiste et SM. Il y a chez lui du John Willie, du Irving Klaw, et d'autres encore sûrement que j'ignore. Ses modèles affichent volontiers les accessoires symboliques de cette tradition : talons hauts, bas, porte-jarretelles, etc. ; les femmes sont attachées, offertes, écartelées ou malmenées. Pourtant, les images que Berquet donne à voir dégagent généralement une froideur clinique, comme si le photographe instaurait sciemment une distance entre lui et son modèle, de sorte que son œil, qui devient le nôtre, reste extérieur à la scène.
Cela s'exprime de différentes manières. Ce peut-être par une impassibilité figé du modèle qui le réduit finalement à l'état d'objet, voire de cadavre. Un effet accentué par la blancheur des peaux, l'exposition crue des visages et l'immobilité de la scène photographiée. Ce peut-être également par une déformation, une distorsion plastique des corps qui les fait apparaître comme de la matière brute sans vie propre. Et ce peut-être enfin par une déconstruction de ces corps à l'image qui en fait du coup des formes presque abstraites. Dans ce dernier cas, Berquet m'évoque le surréalisme de Man Ray par exemple.
Mais quelle que soit la manière, on perçoit toujours un décalage, un tiraillement entre d'un côté un appel à l'érotisme et donc au désir, et de l'autre une sorte de désincarnation qui rend ce désir impossible.
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Legs in Fishnet, 1989, épreuve argentique d'après négatif |
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1998, épreuve argentique d'après négatif Polaroid 55 |
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1999, épreuve argentique d'après négatif |
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2000, épreuve argentique d'après négatif Polaroid 665 |
Dans la deuxième partie du livre, celle qui recouvre la période allant de 2007 à aujourd'hui, il y a une série où il semble que Berquet travaille toujours sur cette contradiction, mais d'une façon que je dirai inversée. Les photos sont en couleur, montrant des femmes nues sur un fond blanc. Ici, pas de distorsion, et encore moins d'accessoires fétichistes. Les corps sont affichés en toute simplicité (il y a bien entendu tout un travail de lumière et de couleur), et ce que le photographe donne à voir ce sont précisément leurs meurtrissures, leurs imperfections, leurs blessures. En ce sens, ils reprennent vie mais sont dépossédés de toute sublimation érotique. Non qu'ils perdent leur beauté, mais celle-ci se loge désormais dans leur authenticité vulnérable et non plus dans une construction fantasmatique de la femme en objet de désir masculin.
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2013, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
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2015, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
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2016, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
Je ne sais pas ce que Gilles Berquet penserait de cet antagonisme que j'ai éprouvé à la "lecture" de ce livre. C'est en tout cas ce qui m'a le plus frappé. Mais bien sûr son travail ne se réduit pas à ça et il y aurait beaucoup d'autres photos à montrer et beaucoup d'autres choses à dire leur sujet. Mais je ne saurais tout résumer ici et encore moins tout montrer. Les curieux savent ce qu'il leur reste à faire... Car les éditions Loco ont réalisé ici un superbe ouvrage, qui mérite clairement d'exister et qui s'est fait une place de choix dans mon Érothèque. Merci à elles, donc, à Gilles Berquet bien sûr, et à la Maison Dagoit qui a, je crois, lancé la souscription sans laquelle ce livre n'aurait pas vu le jour.
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2008, épreuve argentique d'après négatif |
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Autoportrait, 2016, impression jet d'encre d'après fichier numérique |
Informations complémentaires
Le Fétiche est une grammaire, Gilles Berquet et Michel Onfray, éditions Loco, 2018
Format : 20 x 28 cm
Nombre de pages : 264
ISBN 978-2-919507-94-8
Prix : 55 €
Éditions Loco : http://editionsloco.com
Site de Gilles Berquet : http://www.gillesberquet.com
Site de la Maison Dagoit : https://www.maisondagoit.com
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