L'art de la domination féminine chez Namio Harukawa
C'est à nouveau d'un livre récent que je vais parler aujourd'hui, puisqu'il est paru cette année. Il est toutefois un peu difficile à trouver, car il a été publié au Japon, aux éditions Treville, et n'est pas distribué en France. Il s'agit d'un recueil de dessins de l'artiste Namio Harukawa, intitulé The Incredible Femdom Art of Namio Harukawa. J'ai heureusement pu me le procurer grâce à la très bonne librairie Humus, à Lausanne.
Namio en quelques mots
Né en 1947 au Japon, Namio Harukawa – un pseudonyme – s'est dès ses débuts (en 1962, donc plutôt jeune) orienté vers les dessins érotiques à connotation sadomasochiste. Il a essentiellement œuvré pour des revues pornographiques, dans son pays, avant d'accéder à une plus large notoriété à la fin des années 1990 et dans les années 2000. J'ai trouvé sur internet deux recueils de ses dessins qui auraient été publiés en 1980 et 1994. Difficile cependant pour moi d'en donner les titres, dans la mesure où il s'agit d'ouvrages écrits en japonais… En 2002 est ensuite sorti un livre en deux volumes : Kyojo Katsuai. Puis en 2012, un autre titre, traduit en anglais : Garden of Domina. En France, ce sont les éditions United Dead Artists qui ont importé Namio Harukawa, avec la publication de deux titres : Callipyge en 2009 et Maxi Cula en 2012. Hormis Garden of Domina, tous ces titres sont aujourd'hui épuisés, difficiles d'accès et… hors de prix.Le livre est signé par Namio Harukawa. |
The Incredible Femdom Art of Namio Harukawa
Le recueil publié cette année par les éditions Treville est donc bienvenu pour les amateurs d'Harukawa. Conséquent (300 pages environ), il regroupe une grande quantité d’œuvres reproduites en pleine page. L'ouvrage étant malheureusement intégralement en japonais, le lecteur étranger que je suis ne peux bénéficier des quelques notices rédigées (hormis le court texte en français signé par Agnès Giard). Je crois toutefois pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une monographie, retraçant le travail de l'artiste sur différentes périodes. En voici une petite vidéo de présentation, pour le plaisir :Comme vous avez pu l'apercevoir, on ne remarque pas de grandes différences entre les dessins, que ce soit au niveau technique, stylistique ou thématique. Harukawa s'y montre en effet littéralement obsédé par la domination féminine, et plus spécifiquement le facesitting. Tous ses dessins reproduisent à l'infini – dans différents décors, sous différents costumes – toujours ces mêmes femmes, grandes, opulentes, imposantes, étouffant de leurs fessiers rebondis de pauvres hommes chétifs et malingres.
Le texte d'Agnès Giard, spécialiste du Japon, offre à cet égard une piste intéressante. Elle rappelle en effet que, suite à la défaite de ce pays lors de la Seconde Guerre mondiale, la domination masculine dans la société japonaise a été mise à mal. Les hommes devaient défendre l'empire nippon, et ils ont échoué. Dès lors leur honneur a été ébranlé et leur suprématie sociale contestée, au profit des femmes qui ont accédé à plus de pouvoir social. Certes, comme le souligne l'auteur, il serait grotesque de réduire le travail fantasmatique de Namio Harukawa à cette seule perspective historique, mais elle demeure intéressante à connaître pour l'appréhender.
Réalisme onirique
Les dessins d'Harukawa sont foncièrement réalistes. Les lieux dans lesquels il inscrit ses scènes sont le plus souvent des lieux du quotidien : maisons, bureaux, jardins, etc. Nous sommes loin ici du surréalisme de Yoshifumi Hayashi par exemple, autre dessinateur japonais (d'origine tout du moins) dont j'ai déjà parlé, contemporain d'Harukawa. De manière frappante de surcroît, ce dernier ancre la plupart du temps ses dessins dans une dimension sociale par l'intermédiaire des costumes dont il revêt ses femmes : tenues d'écolière, d'infirmière, de working girl, de militaire, de femme au foyer. Peut-être cela participe-t-il du fantasme, mais je crois surtout qu'il y a ici une volonté d'affirmer le réalisme des scènes, via le recours à cette dimension sociale quotidienne. Cela viendrait en outre confirmer la piste proposée par Agnès Giard, dans la mesure où la domination féminine dessinée par Harukawa n'est pas une domination individuelle, interpersonnelle, mais une domination inscrite dans les rôles sociaux.Ce réalisme évident d'Harukawa est toutefois contrebalancé par un usage particulier de la couleur. Bien que dans un esprit très différent, celui-ci rappelle celui qu'en fait Hector Domiane dans son livre Les Aventures de Mademoiselle Rose. En effet, les dessins d'Harukawa sont tous composés en noir et blanc, au crayon ou à la mine de plomb. Et lorsqu'ils emploient la couleur, ce n'est que par touches, plus ou moins grandes. Les teintes sont chaudes alors (rouge vif, rose, bordeaux, etc.), essentiellement destinées à souligner certains détails : corsage, talons, lèvres, ongles, tétons, vin, etc. Cela donne à l'ensemble un caractère onirique et presque doux, qui contraste esthétiquement avec la violence des scènes présentées.
Le salaryman est ici giflé comme un petit enfant. Il accepte sa punition. |
La figure du voyeur (ou de la voyeuse) se retrouve à plusieurs reprises dans les dessins d'Harukawa. |
L'évidence de la supériorité
Ce contraste, on le retrouve également dans l'expression et l'attitude des femmes d'Harukawa. En elles, nulle trace de cruauté, de violence. Pas de rictus crispé et de regard féroce. La sadomasochisme d'Harukawa est à cet égard très différent de celui d'un Jospeh Farrel par exemple (cf. ici ou là). Alors bien sûr, il y a toujours une disproportion évidente – jusqu'à l'outrance parfois – entre femmes et hommes. Celles-ci sont grandes et opulentes, massives et solides, tandis que les hommes sont petits, frêles, osseux, fragiles. Bien sûr, et cela mérite d'être souligné, l'asservissement qu'elles leur imposent ne se fonde pas sur une domination psychologique mais toujours au contraire sur une contrainte physique. Les hommes ne sont pas soumis par admiration, respect ou désir, mais sont toujours attachés, entravés, coincés. Laisses, cordes, chaînes, menottes, Harakawa se plaît même à inventer parfois d'ingénieuses assises auxquelles les hommes sont solidement fixés, offrant leurs visages et leurs bouches aux fesses des femmes qui s'y assoient nonchalamment.Ici (comme ci-dessous), la domination féminine est institutionnalisée. Le bar est équipé. |
Mais les femmes du dessinateur restent belles. Elles se parent volontiers de tenues féminines et de tous les accessoires qui provoquent l'imaginaire érotique masculin : talons aiguilles, bas, porte-jarretelles, rouge à lèvres et vernis à ongles. Elles s'affichent comme objets de désir, usant des ingrédients fétichistes classiques de l'érotisme et de la pornographie. En ce sens, elles ne sont pas dénoncées comme ennemies de l'homme, il ne s'agit pas d'accuser leur domination. Celle-ci au contraire apparaît naturelle, évidente. Et c'est exactement ce qu'expriment leurs visages et leurs attitudes. Leurs traits sont fins et elles adoptent toujours un air serein, légèrement distant. Elles fument, boivent un verre, se détendent avec élégance. L'ennui pointe parfois dans leurs regards et l'homme coincé entre leurs cuisses, usant de sa langue pour leur offrir du plaisir, se donne à voir comme quelque chose de simple, d'indiscutable, quelque chose de tout à fait normal.
De tout cela – femmes charnelles et imposantes, usage des codes vestimentaires de la pornographie masculine, contraste entre l'homme écrasé, tiraillé, et la tranquillité de la femme –, je me demande si, finalement, ce que nous montre Harukawa à travers ses dessins de domination féminine n'est pas simplement l'homme enchaîné à son propre désir, asservi par ses représentations mentales érotiques. Mais ce n'est là qu'une lecture, qu'un aspect de l'art de Namio Harukawa. Et on pourrait sans doute en trouver bien d'autres. Alors laissons-là la recherche d'un quelconque message, et apprécions simplement ce que le dessinateur nous propose, avec tout son talent et son humour.
On voit rarement le visage de l'homme dominée dans les dessins d'Harukawa. Ici, sa suffocation est explicite. |
Dans quelques rares dessins, Harukawa montre une figure de l'homme qui est à l'égal de la femme. Mais un autre, en dessous, est asservi. |
Dans une poignée de dessins, c'est une femme et non un homme qui est dominée. Mais toujours par une femme. |
Informations complémentaires
Dimensions : 15 x 21 cmNombre de pages : 320 p.
Prix neuf : 40 € environ (selon les importateurs)
Site de l'éditeur : http://treville.ocnk.net
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