L'érotisme selon de Palma

Dressed to Kill de Palma

L’érotisme : une question d’images ?

Lorsque le cinéma veut évoquer une rencontre charnelle, tendre ou violente, entre deux  ou plusieurs corps, voire entre un corps et lui-même pourquoi pas, il utilise évidemment les moyens qui lui sont propres et qui sont bien différents de ceux employés par la littérature, le dessin ou la photographie. C’est à ces moyens-là que le patron de l’Érothèque nous a demandé de réfléchir en nous proposant de faire vivre cette petite rubrique, qui sera donc dévolue à l’exploration de scènes érotiques au cinéma. Une seule contrainte : ne pas se livrer à des analyses savantes, afin de mieux laisser parler les images.
De nombreux films de genre pourraient donner lieu à une matière incroyable, mais il serait peut-être un peu facile de se consacrer uniquement aux nanars ou aux giallos. Même si nous en évoquerons certainement quelques-uns par la suite (si le patron est assez satisfait pour nous permettre de continuer, bien entendu), nous préférons partir d’une question simple : comment un réalisateur « classique » s’y prend-il pour mettre en place une scène érotique au sein d’un film qui n’est justement pas un film érotique ? Cette question pose évidemment le problème des « genres » mais aussi celui de la censure et de la réception par le public.

Affiche de Pulsions de de Palma

Pulsions, de Brian de Palma

Pour débuter, donc, cette série consacrée aux moments érotiques au cinéma, tous genres confondus, quoi de mieux que de partir d’un réalisateur situé justement à la croisée des genres, à savoir Brian de Palma, récemment célébré par la Cinémathèque française par une rétrospective de son œuvre.  Réalisateur sulfureux en raison de son goût parfois discutable pour le pastiche et le kitsch, de Palma a de quoi intéresser l’amateur d’érotisme pour de nombreuses raisons que nous aimerions évoquer ici, en prenant pour support deux scènes de Pulsions : la scène d’ouverture et la scène de l’évasion de l’hôpital, toutes deux complètement hallucinées et hallucinantes en termes de charge érotique.
Sorti en 1980, Pulsions (Dressed to kill) fut interdit aux moins de 17 ans, échappant ainsi de justesse au pur et simple "Classé X". S’il provoqua de vives réactions, c’est essentiellement de la part de la communauté gay qu’il s'attira le plus de foudres, le personnage du psychopathe-travesti-tueur-au-coupe-chou étant certes assez caricatural pris ainsi au pied de la lettre. Les acteurs ne furent pas épargnés non plus par les polémiques suscitées par le film puisque Nancy Allen et Michael Caine furent nommés aux Razzie Awards dans la catégorie "pire actrice" et "pire acteur de l’année". Autant dire que, bien que réalisé par un metteur en scène reconnu, Pulsions a flirté dès sa sortie avec un genre bien particulier, source de nombreux déboires, ce qui ne découragea pas de Palma, loin de là.

Scène 1 : la douche

La scène d’ouverture de Pulsions est à elle seule un monument de kitsch, de Palma s’y accordant tous les droits grâce à la mise en scène visuelle d’un problème dont il est friand, à savoir la confusion fantasme/réalité. Cette confusion, il choisit de la présenter au spectateur grâce au déploiement d’un dispositif qui lui est propre, à savoir la confusion des genres de l’image elle-même. Il y aura donc trois genres réellement représentés à l’image, que nous allons ici détailler.

La douche façon Hamilton

Le son apparaît avant l’image puisqu’il accompagne le générique. Il s’agit d’une composition de Pino Daggio, musique sucrée et entêtante qui suit donc le lent travelling avant partant d’une chambre à coucher. Détail important pour la suite mais que le spectateur ne peut pas remarquer au premier visionnage : le lit de la chambre semble vide et les draps défaits.

plan du film de de Palma

Nous pénétrons dans une salle de bains au décor travaillé (plantes grasses, marches blanches, serviettes immaculées) où se déroule une scène très intime : Angie Dickinson y prend une douche en contemplant d’un œil coquin son mari se raser (à l’aide d’un coupe-chou !).

femme nue dans la douche

La photographie est digne des téléfilms érotiques des années 80, caractérisée par un flou réaliste (la pièce étant très humide, et pour cause…). La caméra se dirige alors vers Angie Dickinson (elle reviendra durant la scène à son contre-champ qu’est le mari au coupe-chou afin de souligner l’indifférence d’icelui) qui nous fait alors son grand show : sourires lubriques, clin d’œil, etc. Lorsque la caméra quitte le visage pour s’attarder sur le corps du personnage (et non celui d’Angie Dickison, qui fut doublée pour ces plans nus), nous sommes en plein dans la série B. De Palma nous montre la main caressant les seins, la savonnette les effleurant, puis descendre au niveau du pubis.

sein nu sous la douche

La séquence se déroule alors au ralenti, déroutant totalement le spectateur qui ne sait déjà plus où il est tombé, tant la caricature du film érotique est presque comique lorsque Angie Dickinson l’œil mi-clos, feint le plaisir que cette douche lui procure.

femme sous la douche

La douche façon Psycho

Mais après 3 minutes de ce genre, le film bascule. Une silhouette masculine apparaît derrière le corps nu sous la douche, la musique langoureuse est étouffée par un son aigu (comme la bouche d’Angie Dickinson recouverte par la main de l’intrus) et le rythme change alors du tout au tout. Nous basculons dans la caricature du film noir, et la douche retrouve la dimension hitchcockienne qu’elle a toujours chez de Palma.

sexe sous la douche par de Palma

Une succession de plans rapides montre (et découpe) le corps d’Angie Dickinson soulevé de terre (tandis que la savonnette tombe), devenant un pur objet sexuel alors que son mari continue à tranquillement se raser. Le visage grimaçant de l’actrice indique qu’elle ne semble pas passer un moment des plus agréables, ce que confirme le long cri qu’elle pousse et qui accompagne la lente disparition de l’image.

Retour à la réalité

Dernier niveau enfin, ou dernier genre : nous rebasculons soudainement dans la chambre à coucher où le corps (à présent en pyjama) d’Angie Dickinson est recouvert par celui de son mari, le tout en large plongée. Ce dernier lui fait l’amour d’une façon qui semble mécanique et malhabile. Pourtant Dickinson gémit, les yeux fermés.

scène de Pulsions de de Palma

La caméra descend lentement en direction des corps avant de s’immobiliser au moment paroxystique : l’homme s’arrête alors que la femme semblait très loin (dans la douche ?), la gratifie d’un baiser avant de lui tapoter affectueusement la joue. Nous sommes de retour dans la réalité, terrain des mécanismes et de l’habitude, dépourvu de toute charge érotique contrairement aux fantasmes auxquels conviennent mieux d’autres codes. Le tout n’a pas duré plus de 5 minutes…

Scène 2 : l’hôpital et ses monstres

Le film touche à sa fin. Le tueur a été arrêté, le jeune couple qui a mené l’enquête évoque en badinant le phénomène de la transsexualité au restaurant quand soudain… Nous débarquons à nouveau dans un univers semblant produit par un cerveau malade. Une image éclairée par une lumière bleutée, un long travelling avant qui accompagne ce qui paraît être la visite d’une infirmière dans un service où seraient logés des monstres.

scène de Pulsions de de Palma

Elle pénètre dans un immense dortoir et quand elle se penche sur un des lits, les détails surréalistes sont trop nombreux pour que la scène ne soit pas comprise à son tour comme un nouveau fantasme. L’infirmière est une infirmière sexy, sa blouse moulante met en valeur ses courbes et s’ouvre devant par une fermeture éclair.

infirmière dans une scène de cinéma

Le spectateur n’a d’autre choix que de suivre ses mouvements tout en se demandant « qui rêve ? », « qui cauchemarde ? ». Le dortoir est éclairé comme un plateau de cinéma par de nombreux projecteurs. Enfin la musique est inquiétante et le décor n’a rien à voir avec celui d’un hôpital psychiatrique. Mais soudain, la caméra se stabilise en plongée pour nous offrir alors une des scènes les plus érotiques et les plus délirantes de de Palma. Nous avons reconnu l’homme couché sur le lit duquel s’est enfin approché notre infirmière sexy : il s’agit du tueur.

infirmière dans Pulsions de de Palma

Celui-ci semble sagement endormi mais évidemment, il ne tarde pas à s’éveiller pour saisir l’infirmière par le cou et l’étrangler avec un sourire diabolique. Alors que son visage quitte progressivement le cadre pour ne laisser place qu’au plafond de la salle vers lequel, en contre-plongée, la caméra est dirigée, nous découvrons avec stupeur que de nombreux personnages contemplent cette scène d’en haut.

scène de Pulsions de de Palma

Monstres du cauchemar, ils semblent encourager par leurs gestes et leurs regards excités la scène dont ils sont spectateurs en même temps que nous… C’est de leur point de vue, grossi et en plongée directe, que nous assistons alors à la suite de la scène, dont nous sommes à présent complices. Délicatement, le tueur fait descendre la fermeture éclair de la blouse de l’infirmière sexy jusqu’à l’ouvrir complètement sous les cris des monstres, dévoilant une lingerie blanche en dentelle semblant sortir d’une publicité de marque. Lors d’un plan moyen en plongée directe, nous découvrons d’ailleurs que l’infirmière sexy porte des porte-jarretelles assortis. Très lentement, le tueur ouvre les pans de la blouse puis lui ôte ses mocassins blancs qu’il dépose cérémonieusement sur son bas-ventre.

infirmière en lingerie dans Pulsions

La caméra va s’élevant progressivement pour contenir en un seul plan improbable le tueur et ses spectateurs. Improbable car défiant toutes les lois de l’optique : il est impossible que les spectateurs, de là où de Palma les a placés, aient vu quoi que ce soit de cette scène située en contrebas.

les voyeurs et l'infirmière dans Pulsions

Nous nous demandions comment un réalisateur « classique », entendons par là non pornographique, pouvait utiliser le cinéma pour en faire un moteur ambigu d’érotisme. Avec de Palma, dans Pulsions (mais c’est encore le cas dans la scène d’ouverture de Blow Out, par exemple), il semble que l’érotisme n’advienne qu’en respectant les codes premiers des genres visuels auquel il appartient à l’origine. Confrontés les uns aux autres, ces genres sont alors perçus comme des caricatures d’eux-mêmes, d’où leur puissance en tant que fantasmes.

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